J'ai testé les extensions de cils à bas prix
Comme chaque jour, je reçois par e-mail les offres d’un des leaders du marché, Groupon. Parmi la dizaine de deals proposés ce jour-là, une attire mon attention : «Des yeux de biche grâce à une extension de cils avec pose cil à cil à 39 € au lieu de 115 €». Un an auparavant, j’avais réalisé une prestation de ce type, achetée sur Groupon, dans un institut du 16ème arrondissement à Paris. Suite à cette heureuse expérience, je décide de me lancer et commande mon bon. L’achat n’est pas immédiat, il n’est effectif qu’une fois le nombre de personnes minimum atteint. Le lendemain, mon deal est confirmé, et je reçois mon coupon ; je vais pouvoir prendre rendez-vous directement auprès de l’institut, situé dans le 20ème arrondissement. L’accueil est professionnel, je donne mes coordonnées ainsi que le numéro de mon bon et le rendez-vous est pris. Il aura lieu dans un mois ; l’offre a apparemment eu du succès…
Des prestations regard haut de gamme
Le jour J, j’arrive devant la vitrine 15 minutes en avance et, première surprise, des mannequins portant différentes tenues sont présentés en vitrine ; je crois m’être trompée d’adresse mais un coup d’œil à la pancarte spécifiant «institut de beauté» m’incite à pénétrer dans l’étrange institut/boutique de mode. Une fois à l’intérieur, une forte odeur de citronnelle me saisit et je découvre la décoration on ne peut plus hétéroclite de l’endroit. Derrière les mannequins se trouve un espace coiffure constitué d’un fauteuil Louis XV et d’une coiffeuse baroque, un espace manucurie dans un camaïeu de jaune et de vert acidulés et un coin salon, orné de la photo d’une athlète courant les 800 mètres. Au fond, se trouve le comptoir, et, chose étonnante, un gigantesque écran plasma diffusant des jeux télévisés. À droite du comptoir un carré de plexiglas découvre l’unique cabine de soins, à l’intérieur de laquelle j’aperçois la gérante de cet étonnant lieu.
Celle-ci me décroche un grand sourire et quitte la cabine pour m’accueillir très cordialement. Après lui avoir remis le bon, elle me demande quel résultat je souhaite obtenir. Je lui fais part de mes attentes, quelque chose de naturel mais de plus fourni et plus long, un effet mascara volumateur. Elle acquiesce, m’invite à patienter dans le coin salon et retourne en cabine. Je détaille la décoration, allant de surprise en surprise, et quelque chose retient mon attention sur la photographie de l’athlète. Non, pas de doute, il s’agit bien de la gérante dont j’observe le visage à travers la lucarne de plexiglas. Mon attente se poursuit dans l’odeur de plus en plus inconvenante de la citronnelle, mais j’ai de quoi patienter entre les nombreuses revues féminines à disposition et les exclamations des concurrents acharnés du jeu télévisé.
Mi-amusée, mi-perplexe, je feuillette la carte de soins et me détends quelque peu en lisant le rassurant dépliant. L’équipe est «qualifiée», le lieu est «douillet et intime», les prestations «haut de gamme». Je ne suis donc pas dans un endroit étrange, mais dans un institut intimiste qui reflète la personnalité haute en couleurs de la propriétaire. Ouf. De plus, les nombreuses prestations sont dans les prix du marché et le document est plutôt agréable, clair et bien mis en page. Je suis rassurée. La gérante raccompagne sa cliente précédente et m’invite à la rejoindre en cabine.
Mon rêve tourne au cauchemar
Après m’avoir débarrassée de ma veste et de mon sac à main, cette dernière me tend une charlotte que je place sur mes cheveux puis me fait allonger sur le fauteuil de soin. Je m’exécute docilement, tout en me demandant comment elle avait bien pu changer le papier recouvrant le fauteuil de soin après sa précédente cliente, sans que je n’ai rien vu par la lucarne. Mes élucubrations sont interrompues lorsqu’elle me demande de lever les yeux au ciel pour m’appliquer ce que je pense être un patch de silicone.
Je me délecte à l’avance de la délicieuse sensation qui m’attend. Lors de ma précédente pose d’extensions cil à cil, la fraîcheur et la douceur du patch en silicone avait lissé mon regard pendant la pose de telle manière que lorsque j’avais rouvert les yeux, je m’étais découverte fraîche et reposée, et avec de magnifiques cils fournis et très naturels.
Je suis brutalement tirée de mon rêve éveillé par une sensation extrêmement désagréable : elle venait d’appliquer quelque chose de collant sur mon contour de l’œil, non, de coller quelque chose... «Mais qu’est-ce que vous faites ?» me suis-je écriée. «Je ne peux plus ouvrir l’œil !» «Détendez-vous, ne bougez pas, c’est normal, c’est pour que vous n’ouvriez pas les yeux à cause de la colle.» Me détendre, dans l’état actuel des choses, devenait compliqué... Elle venait en effet d’appliquer du sparadrap sur mes cils inférieurs et sur ma paupière supérieure. Du sparadrap ! Mon rêve tourne au cauchemar. Les paupières scotchées, aveugle, à la merci de cette soi-disant professionnelle, je suis sérieusement inquiète.
Je tente de me raisonner. Lorsque je lui parle du patch en silicone, elle me rit presque au nez en disant que j’ai un bon Groupon, que 180 personnes avant moi ont eu un bon Groupon et qu’elle est en rupture de stock pour les patchs en silicone. Puis, elle me rassure que le sparadrap n’est pas vraiment collé, que cela ne sera pas douloureux lorsqu’elle l’enlèvera et ajoute que maintenant ça suffit, je ne dois plus toucher au sparadrap, je dois me détendre et la laisser faire son travail. Soit. Je serre les dents et essaye d’obtempérer, tandis qu’elle commence la pose. Je sens quelques petits picotements ça et là, mais rien de vraiment douloureux. Voulant réchauffer l’ambiance, elle tente d’engager la discussion : «Vous travaillez dans quel domaine ?». Souhaitant préserver ma couverture, je réponds vaguement et la questionne à son tour sur son passé de championne olympique.
Car oui, mon as du sparadrap a participé deux fois aux Jeux Olympiques. Elle me raconte tout, les épreuves dont la vie d’une sportive de haut niveau est jalonnée, les efforts quotidiens, les entraînements, les privations, l’absence de vie de famille, la concurrence féroce au sein même de l’équipe, les années d’abnégation, l’espoir, la flamme olympique, et puis tous les rêves qui s’écroulent à cause d’une blessure survenue à l’entraînement... «Ah oui, vraiment, je vous assure, c’était hyper dur de voir sa coéquipière qui était toujours derrière vous remporter une médaille, ça vous retourne les tripes, ça vous met la rage, ça vous...» «Aïe !» «Ah pardon, excusez-moi. Où j’en étais déjà ?» Je ne sais pas, je ne sais plus, je larmoie sous mon sparadrap.
Il faut que j’arrête car elle m’a prévenue, les larmes vont décoller le sparadrap et ensuite la colle risque de pénétrer dans mon œil. Je respire à fond et prends mon mal en patience, puis articule que je souhaite voir le résultat avant de passer au deuxième œil. «S’il vous plaît». Elle obtempère et enlève le sparadrap de mes yeux en utilisant une pince à épiler ; c’est très désagréable mais moins douloureux que je ne l’imaginais. J’ouvre l’œil qui vient d’être libéré et me regarde dans le miroir qu’elle me tend : le spectacle est affligeant. Mon contour de l’œil est rouge, il tire ; mes yeux sont injectés de sang et mes cils, enfin mes faux cils, sont... Comment dire... Faux !
Les extensions cils à cils sont en fait des touffes de trois cils, longs, noirs et sans rapport avec ce que j’attendais.
Je lui fait remarquer que j’ai acheté un coupon pour une pose cil à cil et que ce n’est pas ce qui était prévu. Elle répond que comme je souhaitais un effet volume, elle a choisi les touffes de cils mais que si je le souhaite, pas de problème, elle peut faire une pose cil à cil sur l’autre œil, puis enlever les touffes et faire une pose cil à cil sur le premier œil. Je réfléchis : j’ai un œil rouge, un autre encore scotché, j’ai déjà trop enduré pour ne pas aller jusqu’au bout. Il faut souffrir pour être belle. Allons-y.
Il faut souffrir pour être belle...
De nouveau allongée, je laisse ma championne recyclée s’attaquer à mon autre œil, en silence cette fois et au pas de course. Et pour cause : l’heure tourne, et elle se rend compte que son affable proposition risque de lui coûter sa pause déjeuner. Je suis de plus en plus angoissée, car après avoir retourné pour la quinzième fois la question dans ma tête, cette fois-ci j’en suis sûre : elle n’avait pas pu changer le papier recouvrant le fauteuil après sa première cliente. Du coup, je commence à douter de la virginité de ma charlotte.
Effet psychologique, je me gratte la tête. «Ne bougez pas, j’ai bientôt fini.» Et en effet, au bout de 10 minutes, elle me déscotche l’œil. Cette fois, c’est douloureux, car en utilisant sa pince à épiler pour attraper le sparadrap, elle attrape également un bout de peau. Je pleure, je larmoie, et tandis que je découvre le résultat dans le miroir, ma recordman de vitesse en pose cil à cil me prévient : «Ne pleurez pas, la colle n’a pas encore bien pris, ça risque de décoller les cils». Je ravale mes larmes de douleur et de désespoir, car c’est bien de désespoir qu’il s’agit, lorsque je vois la dizaine de bulbes noirs et épais éparpillés dans mes petits cils blonds. «On enlève tout !», dis-je.
... et encore plus pour le redevenir
Elle me prévient que je ne dois en aucun cas ouvrir les yeux pendant la dépose sous peine de souffrances dignes d’un martyr. La dépose s’effectue à l’aide d’un gel puissant qui va attaquer la colle en une dizaine de minutes. Elle propose de relever un peu le dossier du fauteuil pour que le gel ne goutte pas dans mes yeux. Elle me demande si je suis prête, et j’acquiesce en fermant les yeux.
J’ai l’impression d’être un kamikaze à bord de mon fauteuil-suicide. Banzaï !
Je sens qu’elle applique le gel généreusement sur les cils, directement depuis le flacon me semble-t-il. Pour l’instant, ça ne pique pas, c’est juste froid. Je me concentre pour bien fermer les yeux, le plus hermétiquement possible. Je suis stressée. Elle n’avait pas encore appliqué le gel sur l’autre œil que le téléphone sonne. Elle m’abandonne pour prendre l’appel et en passant derrière le fauteuil de soin, elle le bouscule ; surprise, je sursaute, et mes yeux s’entrouvrent dans un mouvement reflexe...
Une douleur lancinante me saisit, parcourt mon épine dorsale et manque de m’arracher un cri.
Je me redresse et reprends mes esprits. J’entends des pas, le fauteuil est bousculé de nouveau, mon bourreau est de retour à son poste. «Ça va ?» Elle me dit de m’installer contre le dossier, de me détendre, et de bien garder les yeux fermés. Pour le coup, c’est certain, même si l’immeuble s’effondre, je ne les rouvrirai pas. Après avoir aspergé mon deuxième œil de gel, elle m’informe qu’elle va éteindre la lumière et sortir de la cabine. «Je serai juste à côté, n’ayez pas peur.» Elle enclenche une musique apaisante et bouscule le fauteuil. Cette fois, victoire, je n’ai pas ouvert les yeux. J’essaye de me détendre, de me concentrer sur la musique. Malheureusement, cela m’est impossible car elle vient de monter le son de l’écran plasma et le jingle nasillard des jeux télévisés rend vaine toute tentative de relaxation. Je me sens misérable.
Je culpabilise : voilà ce qui arrive quand on fait preuve de futilité, on est punie. Je n’ai que ce que je mérite. J’en suis là dans mes réflexions quand je perçois soudain que quelqu’un entre dans le salon. «Ah pardon, excusez-moi, je pensais que c’était une boutique de mode.» «Et non, Madame, ici, c’est un institut de beauté.» Un institut de beauté ? Une salle de torture, oui ! J’enrage, je sens le gel qui me picote les yeux. Je me redresse afin qu’il ne pénètre pas entre mes paupières serrées. J’entends ma passionnée de mode et de course à pied qui revient à mon chevet : «Restez appuyée contre le dossier, détendez-vous». Je lui explique que je suis mieux comme ça, assise, car sinon le produit pénètre dans mes yeux. Elle insiste. Et soudain je comprends pourquoi : une fois assise, on me voit à travers le carré de plexiglas. Quelle magnifique publicité pour l’institut ! Une cliente hagarde, larmoyante, les yeux fermés, se détachant dans la pénombre à côté du comptoir d’accueil. C’est décidé, je reste assise. Peut-être qu’en exposant ainsi mon martyr, je permettrais à une autre victime d’échapper au Godzilla de l’esthétique.
Je pars de ma prestation d'extensions de cils déçue
«Le gel a suffisamment posé, me dit-elle, je vais enlever les extensions.» Elle joint le geste à la parole et applique sur mes yeux douloureux deux disques de coton imbibés de lotion. Ses gestes sont froids, rapides ; serais-je restée assise trop longtemps ? Toujours est-il que je finis par lui prendre les cotons des mains et décide moi-même d’enlever ces infâmes prothèses. Qui résistent. Plus que trois. Plus que deux. Bon, tant, pis ; je ne rêve que d’une chose, c’est de m’en aller et d’oublier toute cette histoire. «Mais il en reste encore deux ; je dis ça c’est pour vous, vu que vous êtes maniaque». Maniaque, moi ? Je préfère ne pas jouer la scène dans laquelle je projette une ancienne coureuse olympique à travers une vitre et choisit d’ignorer sa remarque.
Je lui demande poliment de me rembourser le montant de mon coupon, soit 35 €, sous peine de lui faire une très mauvaise publicité. Le prix de mon silence. Elle refuse. Je lui explique que je suis consciente qu’elle a passé du temps à réaliser sa prestation, puis à l’enlever, qu’elle a utilisé du matériel, bref, qu’elle a perdu de l’argent avec moi ; mais j’essaie de lui faire comprendre qu’aujourd’hui, les consommateurs ont du pouvoir grâce à Internet et que si je lui fais une mauvaise publicité, elle risque de perdre beaucoup plus que 35 €. «Non.» C’est catégorique.
Perplexe devant tant d’assurance, je quitte le quartier du Père Lachaise en me promettant que je ne reviendrai ici que les pieds devant. Et ce n’est que quelques heures plus tard, en effectuant une recherche sur Internet, que je comprends pourquoi ma menace n’avait eu aucun effet sur cette professionnelle de l’arnaque : des dizaines de commentaires négatifs étaient déjà associés à cet institut de la terreur. Moralité : avant d’acheter sur Internet, mieux vaut s’y renseigner !