Le maquillage : une industrie complexe

Votre livre «Make Up le maquillage mis à nu» est paru en mars 2023 aux éditions Les Pérégrines, pourquoi avoir choisi le sujet du maquillage ?

Au départ, je voulais écrire sur le sujet du bien-être. C’est la rencontre avec les éditrices qui a permis de peaufiner le sujet. Elles avaient senti que le maquillage était un sujet sur lequel on écrivait peu et elles avaient raison. Je me suis rendu compte, d’une part, que j’avais déjà beaucoup écrit sur le maquillage dans le cadre de mon travail et, d’autre part, que le maquillage, dans la littérature, était soit un sujet d’étude historique, soit un sujet sur les techniques de maquillage.

Il y avait assez peu d’essais sur la relation des femmes au maquillage : Pourquoi se maquille-t-on ? Comment se maquille-t-on ? Dans quel but le fait-on ?… Mon objectif était de faire une exploration afin que la lectrice puisse se poser des questions sur son usage du maquillage. L’idée était également de pouvoir éclairer notre rapport au maquillage qui est toujours présenté comme l’apparat de la féminité alors que le fait de mettre de la couleur sur son visage n’est ni masculin, ni féminin…

Au tout début de votre livre, vous écrivez que la relation des femmes avec le maquillage commence dès le plus jeune âge. On propose aux petites filles de fausses palettes de maquillage, de faux rouges à lèvres… Finalement, dans nos modèles d’éducation, est-ce qu’on apprend aux petites filles à aimer le maquillage et aux petits garçons à aimer les voitures ?

J’ai l’impression que cela entre dans une différenciation des genres des jouets qui est extrêmement marquée aujourd’hui et sans doute même plus que par le passé. Aujourd’hui, même les jouets Playmobil sont genrés. Ce qui est intéressant avec le maquillage, c’est qu’on le propose aux petites filles avant qu’elles ne sachent parler. Certaines marques proposent ce qui pourrait être des équivalents pour les petits garçons avec des faux rasoirs par exemple, mais il y en a très peu. Ce qu’on propose aux filles leur permet de mimer ce qu’elles voient sans doute autour d’elles.

Mais on leur dit aussi qu’elles peuvent et même doivent modifier leur apparence. En effet, bien que cela soit du jeu et que rien ne se dépose sur la peau, c’est tout de même ça qui se joue. Il est également intéressant de constater que le maquillage se glisse dans des jeux qui n’ont rien à voir avec le maquillage ou l’imitation. Il peut s’agir de fausses palettes de maquillage vendues dans un magazine, de gommes en forme de rouge à lèvres dans des trousses de coloriage… Le maquillage s’immisce un peu partout ! Même avant l’expérience du maquillage à l’adolescence, on apprend aux petites filles qu’elles peuvent modifier leur apparence avec des faux journaux intimes électroniques. La petite fille peut se prendre en photo, l’uploader dans son journal et la modifier. On ne propose pas ce genre de jeux aux garçons.

Dans votre ouvrage, vous parlez de marques de maquillage comme Fenty, lancée en 2017 par la chanteuse Rihanna, qui ont eu un  impact sur la question de l’inclusivité dans la proposition de maquillage. Est-ce qu’on peut dire que l’industrie du maquillage est inclusive et s’adresse au plus grand nombre ?

Cela dépend de ce qu’on entend par inclusif. Je pense en tout cas que depuis Fenty, il y a eu un grand coup de pied dans la fourmilière. Les experts que j’ai interrogés à ce sujet pour mon livre disent qu’on ne pourra pas revenir en arrière, notamment en termes de proposition de teintes de fond de teint. On ne peut pas dire qu’avant Fenty rien n’existait mais cela a au moins fait prendre conscience à certaines marques qu’il n’est plus possible d’éviter la question. J’ai l’impression qu’en ce moment il est en train de se passer la même chose avec les rouges à lèvres.

Certaines marques sortent énormément de teintes de rouges à lèvres avec l’idée qu’il faut que la teinte puisse convenir à toutes les carnations de peau, ce qui n’était pas tout à fait vrai avant. Pendant très longtemps, sur les peaux riches en mélanine, certaines couleurs ne ressortaient pas du tout comme le raisin. Nous sommes en tout cas toujours dans une inclusivité très normée, très cadrée et qui répond surtout à la crainte de se faire critiquer sur les réseaux sociaux… Le chemin est encore long.

On voit de plus en plus d’hommes utiliser du maquillage, est-ce que cela aide à rendre l’usage du maquillage plus inclusif ?

Pour le moment, le maquillage qui est vendu aux hommes, quand les marques en parlent, est du maquillage qui ne se voit pas. C’est un peu la même chose que ce que l’on racontait il y a une dizaine d’année sur La Parisienne - un cliché des années 2010 : une femme maquillée mais de manière imperceptible - un maquillage qui embellit le teint, un anti-cernes que l’on appelle «effet bonne mine, défatiguant», etc. On peut colorer un peu les sourcils, la barbe, mettre du baume à lèvres. Mais sur ce qui est du maquillage coloré, avec des paillettes, il y a très peu de marques qui en parlent. Il s’agit souvent de marques de niche. Cela ne rend pas le sujet plus inclusif. Cela reste quelque chose de très codifié et finalement ça n’a pas vraiment d’impact sur le discours autour du genre qui traverse nos sociétés actuelles.

Un e-shop a mentionné sur son site Internet «On vend du maquillage mais ce n’est pas du maquillage de Drag Queen». Une dichotomie est faite entre le maquillage invisible et le maquillage visible. Je pense que le secteur du maquillage non genré va perdurer. Sur la question liée à la perception du genre, pas certain… Il serait peut-être intéressant d’interroger des marques qui prônent le maquillage pour tous, qui mettent en scène des personnes non binaires, transgenres, des hommes, des femmes, etc.

Le maquillage est l’objet de nombreuses contradictions : on dit que c’est un outil d’expression de soi ou même d’émancipation, mais également un outil d’oppression et de diktat patriarcal. Comment est-ce qu’un simple objet peut être au cœur de tant de contradictions ?

Je pense que c’est parce que la plupart des objets de maquillage existent depuis des milliers d’an-nées. Ce ne sont pas les objets qui sont porteurs de ces valeurs, c’est plutôt la façon dont ils ont été vus et analysés au fur et à mesure des époques. En ce qui concerne le patriarcat, c’est depuis l’antiquité que les outils de maquillage ont été vus comme des outils utilisés par les femmes pour mentir et accéder au mariage - qui était la seule destinée acceptable et possible pour les femmes à ce moment. C’était donc vu comme un moyen de tromper les hommes et aussi, petit à petit, comme un travail que la société exigeait des femmes. Ce n’était pas du tout un espace de liberté.

Il fallait y dépenser de l’argent, du temps puisqu’on exigeait des femmes qu’elles se maquillent dans l’espace public et surtout ni trop peu ni pas assez. Il était question de juste dose et comment. Ce sont encore des choses très codifiées. Que ce soit en maquillage ou en médecine esthétique par exemple, les cadres sont très rigides et le changement a tout de même été lent. Mais on peut dire qu’au tournant des années 70, le maquillage avait quand même été rejeté par une partie des féministes parce qu’elles voulaient s’émanciper de ce diktat et de tout ce travail.

Une autre partie des féministes a considéré que c’était aussi un moyen de prendre possession de son corps, de s’exprimer et de mettre en valeur son individualité. Et mettre en valeur son individualité est quelque chose qui résonne beaucoup avec l’industrie cosmétique aujourd’hui. Nous sommes dans une période où les deux coexistent, les femmes savent qu’en se maquillant elles se plient à un diktat patriarcal, mais elles l’utilisent pour arriver à leurs fins. Elles négocient avec le système pour être payée plus par exemple.

Plusieurs études montrent que lorsque l’on est perçue comme «belle» et donc maquillée, on est mieux payée…

Vous soulevez la problématique de la très faible rémunération des travailleurs locaux qui récoltent des matières premières pour la fabrication de maquillage dont le beurre de karité en Afrique de l’Ouest. Est-ce que, tout comme avec l’industrie de la mode, les consommateurs sont au courant de ces pratiques mais continuent de consommer «avec des œillères» et succombent à la fast beauty ?

L’industrie de la mode est construite autour de la fast fashion, on produit vite, mal et trop. Et à côté, il y a une industrie un peu plus vertueuse qui affiche par exemple d’où vient le coton, où sont fabriqués les produits, etc. Contrairement au secteur de la mode pour lequel beaucoup d’éducation a été faite, l’industrie de la beauté n’est pas du tout construite de la même manière. On ne sait pas vraiment la différence entre la fast beauty et le reste. Il y a eu beaucoup moins d’éducation sur ce thème, notamment parce qu’en beauté les préoccupations qui ont pris le pas sur tout le reste ces dernières années ont été la formulation des produits, les ingrédients controversés et l’impact sur la santé. 

Aujourd’hui, il y a toujours cette problématique qui est déjà compliquée à comprendre et qui demande de la nuance. Et il y a aussi la problématique de la durabilité qui est aussi compliquée, sans oublier les droits des travailleurs. Ces trois problématiques sont liées mais pas nécessairement amalgamées. On ne peut pas proposer la même solution pour tout. La plupart des consommateurs ne sont pas informés et ne se posent pas forcément la question. Et contrairement à la mode où l’on peut se dire que s’acheter des vêtements pour se vêtir est nécessaire, le maquillage est une industrie entièrement liée au plaisir. Une personne que j’ai interviewée pour mon livre m’a dit : «Quand vous vous maquillez, vous pensez à l’origine des pigments qui composent votre rouge à lèvres ?». C’est un domaine où l’on a moins envie de se poser des questions. La pression des consommateurs pourrait faire en sorte que les choses soient faites plus vite et de manière plus efficace.

Vous parlez également de durabilité des produits dans votre essai, globalement, est-ce qu’on peut dire que l’industrie du maquillage est responsable ?

Il existe quelques propositions en maquillage. Une marque propose des rouges à lèvres sous forme de craies, sans aucun emballage. On voit aussi des crayons que l’on peut planter dans son jardin une fois finis. Mais il est globalement difficile de recycler du maquillage car on ne peut pas complètement changer nos habitudes puisque souvent le contenant sert à l’application du produit. Et puis pour que quelque chose soit recyclable, il faudrait que cela soit mono-matériel. Or pour un tube de rouge à lèvres par exemple, c’est souvent du plastique, un métal, puis un autre plastique, ce qui rend le produit difficilement recyclable.

De plus, les produits sont composés de parties très petites et plus c’est petit, plus c’est difficile à recycler. Ce sont des choses difficiles à mettre en place et dont l’impact sur l’environnement est minime. La pollution liée au maquillage est minime par rapport à d’autres entreprises. Il y a des changements malgré tout. Pour le luxe, au lieu d’utiliser du cuir, on utilise du cuir végan, on conçoit des packagings séparables plus facilement afin de les trier une fois le produit terminé. On utilise également moins de matériel, des tubes en verre sont proposés pour les rouges à lèvres.

La grande question porte sur la recharge qui est proposée essentiellement pour le rouge à lèvres.

Pour qu’une recharge soit efficace, il faudrait qu’on achète au moins deux fois la recharge du même produit, mais pour cela, il faut être fidèle à la marque.

Ou alors, il faudrait que les fabricants harmonisent tous leurs tubes pour que le client achète la recharge dont il a besoin. Le chemin de progrès est encore grand pour que l’impact soit réellement intéressant. Se pose également la question de la quantité achetée. Pourquoi un tube de rouge à lèvres est aussi gros ? Beaucoup de tubes finissent à la poubelle. Les palettes de maquillage sont également très grandes.