La beauté sans miroir

Savoir qu’il y a plus de 1,7 million de personnes malvoyantes et aveugles en France et que ce chiffre augmente d’années en années.
Savoir qu’il existe un autre regard que celui des yeux.
Savoir que prendre soin de son image, de sa beauté est loin d’être un acte anodin mais un acte d’insertion, d’intégration.
Savoir que les préoccupations en matière de beauté des personnes malvoyantes et non-voyantes sont aussi importantes que celles des voyants.
C’est alors s’interroger : pourquoi la beauté ne serait-elle accessible qu’à ceux qui voient ?
Si vous avez parmi vos clientes des femmes malvoyantes ou aveugles, lisez attentivement cet article des Laboratoires Vichy dont nous avons extrait tout ce qui vous permettra de mieux comprendre ces clientes «pas tout à fait comme les autres».

«Il est faux de croire que je ne vois pas»

Quand le regard est un autre regard
«Je ne vois pas, mais je vois» pourrait paraître comme un non-sens pour celui qui a encore ses yeux pour voir. La vue étant la perception sensorielle prioritairement utilisée par notre cerveau comme source d’information (80 %).

Et pourtant. Perdre la vue ou avoir une vision partielle, cela ne veut pas dire que l’on perd le regard de soi et des autres. Car le regard n’est pas uniquement dans les yeux.

Il est aussi dans tous les autres sens que la nature nous a offerts, que nous exploitons au cours des premières années de notre vie mais que nous n’apprenons plus à exploiter et développer en grandissant. Les personnes qui perdent la vue, ou une partie de celle-ci apprennent progressivement, à leur insu, à reprendre connaissance avec tous leurs autres sens. Ainsi, chez les personnes déficientes visuelles, le regard se sent, se touche, s’écoute. Il est aussi dans les mouvements et les volumes. Et si cet autre regard était parfois plus clairvoyant que celui des yeux...

Mon regard est dans les mouvements et les volumes
Chez les personnes déficientes visuelles, le corps est en alerte permanente. En percevant plus finement les volumes et les mouvements de son environnement proche et immédiat, le corps devient une source d’informations complémentaires qui supplée à l’absence totale ou partielle des yeux. «Je sais que l’homme qui passe est un homme et non une femme. Je ne l’ai pas vu mais j’ai senti sa masse.» «Une personne ne brasse pas le vent, la lumière de la même façon qu’une autre.»

Ce sens, inconnu ou relativement peu développé par ceux qui voient, deviendrait l’un des premiers signes de reconnaissance pour de nombreuses personnes malvoyantes et non-voyantes. Mais pour bien l’exploiter, il faut pouvoir bien le comprendre. Si une personne aveugle est seule dans une pièce, elle tournera spontanément en rond mais ne saura pas pourquoi.

Psychomotriciens et instructeurs de locomotion aideront la personne aveugle à comprendre qu’elle cherche en fait à éviter de se cogner contre les murs qu’elle n’a pas vus mais sentis, sans en avoir conscience.

Mon regard est au bout de mes doigts
«La main de l’autre me parle.» «À sa poignée de main, je peux appréhender le caractère de la personne.» Chez de nombreuses personnes déficientes visuelles, le toucher, particulièrement développé, se substitue au regard. Il devient même un mode de communication essentiel avec l’entourage proche. «Mon mari a fortement développé son toucher au fur et à mesure des années ; il est devenu un mode d’expression essentiel entre nous.»

Entre la mère déficiente visuelle et son enfant, le toucher devient aussi un mode d’échange capital. «Mon premier contact avec mon enfant passe par le toucher. Je peux sentir si mon enfant est en bonne santé en touchant sa peau.»

Mon regard est aussi olfactif et auditif
Le parfum d’une personne, la sonorité d’une voix sont autant d’éléments qui permettent aussi de décrypter l’autre ou d’appréhender l’environnement, de façon positive ou négative. «Par la sonorité de la voix, la façon de parler, je sais si la personne est sincère avec moi.» «J’aime les odeurs de la pharmacie qui me rassurent. Je m’y sens en sécurité.»

Mon regard est, tout simplement, intuitif
«Je ne pourrais expliquer comment, pourquoi, mais je sens le regard de l’autre. Je peux même parfois sentir si ce regard est intensément doux ou féroce.» De très nombreuses personnes malvoyantes ou aveugles sont capables, sans avoir les yeux pour voir, de sentir si quelqu’un les regarde ou pas et d’appréhender la nature de ce regard.

«Je veux prendre soin de mon image, de ma beauté, comme tout le monde»

Quand la beauté est un acte d’intégration pour être soi-même avec les autres
Imaginer ne plus se voir dans un miroir. Vouloir plaire et se plaire peut paraître alors comme un non-sens pour celui qui voit. Et pourtant. Ce n’est pas parce que l’on ne se voit pas ou mal que l’apparence devient sans importance. Bien au contraire. Car prendre soin de soi, de son image est loin d’être un acte anodin, que nous soyons d’ailleurs déficients visuels ou pas. «Je veux être regardée comme une personne normale. Que le regard posé sur moi soit le même que celui qui serait posé sur quelqu’un qui voit.» Ne pas être différent c’est important. «J’ai déjà un handicap, je ne voudrais pas en avoir un second !»

Tous ceux qui prennent soin de leur image le font pour apparaître sous leur meilleur jour, tous les jours, autant pour eux-mêmes que pour les autres. Il en va de même pour les personnes déficientes visuelles qui sentent si elles plaisent ou pas, même si les yeux ne sont plus là pour renvoyer le regard de l’autre. «Je sens si je plais ou pas. Si je suis belle ou pas. Et c’est pour moi important.» Prendre soin de son image n’est-ce pas finalement une volonté d’être soi-même avec les autres, dans un but : celui de mieux s’intégrer ?

«Ma peau est mon miroir»

Quand la peau devient le miroir et les doigts sont les yeux pour s’y voir 

«Je me vois par ma peau» cela peut paraître comme un non-sens pour celui qui voit. Et pourtant. Malvoyants ou non-voyants, hommes ou femmes, ils sont nombreux à dire que c’est leur peau qui leur permet de se voir. Une personne qui voit a ce réflexe : celui, en passant devant un miroir, de s’y regarder. Une personne qui ne voit pas, ou mal, en a un autre : celui de toucher sa peau du bout de ses doigts pour se voir. «Je me touche la peau tous les matins. C’est elle qui me permet de voir si je suis en pleine santé, en pleine forme.» Ce rituel est inhérent à toutes les personnes déficientes visuelles, même à celles qui ont encore la possibilité de se voir dans un miroir grossissant.

«Le miroir grossissant ne pouvant me donner qu’une image partielle de moi, je ne l’utilise que pour confirmer».

Ce qui explique que de nombreuses personnes déficientes visuelles puissent généralement sentir si elles ont des rides, ou des cernes, sans avoir obligatoirement consulté, pour cela, leur entourage proche. «Si je sens ma peau lisse, rebondie : cela veut dire que je me sens bien. Et je me sens bien !» «Si je sens ma peau crispée, tendue, plissée, je sais que je ne me sens pas bien.»

«Mes interrogations en matière de beauté sont trop souvent sans réponse»

Quand l’accès à la beauté est avant tout pensé pour ceux qui voient
«Comment être certaine que ma peau est grasse alors que je ne peux pas la voir luire ?» «Puis-je, moi aussi, utiliser un fond de teint ou un rouge à lèvres alors que je ne peux pas savoir si celui-ci a débordé ou pas ?» Pour beaucoup, les mêmes interrogations sont vécues de façon parfois angoissantes, puisqu’à l’absence de miroir vient s’ajouter la peur d’être mal perçu, d’être mal jugé. Des interrogations malheureusement souvent sans réponse ou des réponses inadaptées utilisant trop fréquemment le langage visuel. C’est ainsi que les personnes déficientes visuelles se retrouvent souvent coupées du monde extérieur et notamment de celui de la beauté.

Avoir accès à l’information est une demande forte chez une grande majorité de personnes déficientes visuelles qui disent être coupées de l’actualité, donc d’une partie de leur citoyenneté. «Comme tout le monde, je demande d’avoir le droit d’accès à la beauté, comme à la culture ou au sport d’ailleurs.» «Avant, je lisais beaucoup de magazines féminins, aujourd’hui c’est fini.» Coupé du monde visuel, il n’existe qu’un seul recours : demander conseil à son entourage ou à un expert. Et ce recours, parce qu’il est obligatoire, est souvent ressenti comme une atteinte à l’autonomie pour les personnes déficientes visuelles. «Je vise l’autonomie au maximum dans toute ma vie au quotidien. Il en va de même pour ma beauté.»

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Mais attention : pas question d’être traité différemment d’une personne voyante. Toutes les personnes malvoyantes et non-voyantes qui ont été rencontrées au cours des différentes tables rondes sont unanimes sur le sujet : «Être comme tout le monde», c’est avoir les mêmes produits que tout le monde. C’est l’accès aux cosmétiques qui doit être repensé pour être facilité et non pas les produits eux-mêmes qui doivent être modifiés.