Marcelle Régnier, pionnière de la reconstruction de la peau

Comment vous est venue l’idée de reconstruire de la peau ?

Je travaillais à l’INSERM de Lyon dans l’équipe du Professeur Michel Prunieras. Son objectif était d’essayer d’aider les grands brûlés. Il avait une collaboration avec le Professeur Pierre Colson, un chirurgien des grands brûlés à l’Hôpital Saint-Luc. Il fallait essayer d’obtenir au laboratoire des supports compatibles avec la croissance des cellules épidermiques humaines. Nous avons commencé par faire de nombreux essais de culture de cellules épidermiques à partir de biopsies.

C’était d’abord leur prolifération qui posait problème. A cette époque, on ne connaissait pas encore la technique d’Howard Green du MIT qui démontra en 1975 que pour réussir, il ne fallait pas cultiver les kératinocytes seuls mais au contraire les associer avec d’autres cellules (fibroblastes 3T3) qui relarguent des facteurs de croissance. Avant cette découverte, on obtenait une culture très limitée, l’amplification était vraiment très faible.

L’autre problème, c’était de trouver un matériau de support adapté pour pouvoir transporter sur le brûlé ces cellules, si on arrivait à les cultiver. Nous avons fait beaucoup d’essais avec des membranes de gélatine mais cela ne fonctionnait pas vraiment. 

Mais, en 1976, Michel Prunieras, au retour d’un séjour aux États-Unis, a décidé d’appliquer la technique d’Albert Freeman qui consistait à déposer un explant de peau humaine sur un support puis à l’exposer à l’air pour que la couche cornée se forme. Ce faisant, la différenciation épidermique était beaucoup plus importante que lorsque les explants étaient cultivés en immersion dans le milieu de culture liquide. On le voyait très bien dans les coupes histologiques. A partir de là, nous avons fait des essais sur du derme humain desépidermisé. Ce qui était intéressant, c’était de pouvoir déposer les explants sur la membrane basale, c’est-a -dire directement sur la jonction naturelle entre épiderme et derme, là où les conditions de prolifération sont les meilleures.

En combinant la technique d’Howard Green avec un support dermique naturel humain, on a compris comment obtenir un épiderme reconstruit, même s’il était encore un peu limité en nombre de couches épidermiques superposées.

Mais comme on exposait cette culture à l’air selon la technique d’Albert Freeman, on a commencé à obtenir aussi une couche cornée qui protège les cellules épidermiques.
Ce fut un vrai progrès. Ensuite, une fois à Paris, dans le cadre de notre collaboration avec la Fondation Rothschild, nous avons essayé de développer ce support avec l’Hôpital Cochin. Des résultats encourageants pour les brûlés : on avait un derme qui pouvait recouvrir la plaie et quelques couches de cellules épidermiques a  la surface. On était fiers d’avoir réussi à partir de cellules épidermiques dissociées.

Dès lors, on pouvait prélever chez les brûlés des morceaux de peaux assez petits et amplifier leurs cellules épidermiques (autologues) et une fois multipliées les transférer chez les brûlés.

Ensuite, dans les années 80, avec les hôpitaux des grands brûlés, on s’est orientés vers le transfert des épidermes obtenus sur le patient. On a pu séparer les cultures épidermiques du support (qui en général était la flasque de culture en plastique) et transférer le lambeau épidermique sur les brûlés.
Les résultats étaient très encourageants, d’autant que la  les cellules épidermiques étaient autologues. Le seul problème, c’était une cicatrisation assez moyenne car en l’absence de derme, l’épiderme se rétracte souvent bien mal.

Ensuite, dans les années 90, une fois chez L’Oréal, nous avons travaillé avec l’hôpital militaire Percy à Clamart pour transférer des lambeaux d’épiderme sur les brûlés, développer des cultures et partager avec eux la technique.

En introduisant des facteurs de croissance dans le milieu de culture, les épidermes reconstruits se sont beaucoup améliorés. On a enfin obtenu des épidermes multicouches très stratifiés, comme dans la peau, avec une couverture de couche cornée qui était importante. Ce fut un grand progrès dans la reconstruction épidermique sur derme desépidermisé. Ensuite nous avons travaillé avec les équipes d’Episkin pour remplacer le derme desépidermisé et transférer ces cultures sur une membrane de collagène I, non plus couverte d’une membrane basale complète mais d’un de ses constituants principaux, le collagène IV. L’architecture des épidermes reconstruits a fait des progrès et nous avons pu utiliser ces modèles pour l’évaluation de produits, d’ingrédients, en remplacement de certains tests sur l’animal. La présence d’une couche cornée favorisait les essais avec applications topiques.

L’épiderme reconstruit limite les tests sur les animaux

Vous avez aussi travaillé sur la reconstruction de modèles pigmentés ?

Dans la mesure où on obtenait un épiderme correct, pouvait-on introduire d’autres cellules de l’épiderme ? On a commencé avec les mélanocytes. Ici aussi les techniques ont grandement bénéficié d’une étude externe qu’avait faite Matt Olson sur l’amplification des cultures de mélanocytes in vitro. Il montrait qu’on pouvait donc multiplier des mélanocytes et les mettre en culture avec les kératinocytes pour reconstruire un épiderme pigmenté. On a utilisé des mélanocytes provenant de donneurs de différentes ethnies et on a ainsi reconstruit des épidermes de plusieurs types (africain, caucasien, asiatique...)

Ces épidermes pigmentés ont aussi servi à évaluer les effets des UV : ces épidermes répondaient très bien, on obtenait un effet de bronzage. On les a aussi utilisés pour tester l’effet protecteur des produits solaires contre les UV. Voir que ces modèles étaient vraiment fonctionnels, ce fut une véritable satisfaction !

Au début, vous aviez des doutes sur la fonctionnalité des cellules en culture des modèles ?

En fait, on n’en savait rien. On se demandait s’ils allaient répondre et comment. Nos interrogations venaient surtout du fait que dans la mesure où on amplifie les cellules au préalable, elles perdent une partie de leurs fonctionnalités, de leur capacité de différenciation. Donc on ne sait pas si elles vont vraiment fonctionner et se comporter comme dans la vraie vie.

Un mélanocyte in vivo dans la peau ne prolifère pas, ne se multiplie pas. Quand on les met en culture avec la technique de Matt Olson dans un milieu de culture précis avec des facteurs de croissance définis, ces mélanocytes se multiplient beaucoup. Ils perdent une partie de leurs caractéristiques, ils peuvent par exemple fournir moins de mélanine... En les combinant avec les kératinocytes et en les introduisant dans un épiderme reconstruit, la pigmentation augmente : ils répondent donc bien comme dans la peau normale. On n’avait pas cette crainte pour les kératinocytes car ils prolifèrent naturellement dans la peau. Même s’ils perdent certains caractères du fait de leur mise en culture, ils gardent leur capacité à se différencier. Le fait d’exposer ces cultures de kératinocytes à l’air induit une différenciation très proche de celle qu’on observe dans la peau normale. On a quand même des petites différences, une moindre imperméabilité...

Vous avez aussi choisi d’introduire un autre type de cellules naturellement présentes dans l’épiderme ?

Ensuite, on a essayé d’introduire les cellules de Langerhans dans un épiderme reconstruit. Elles sont naturellement localisées dans les couches intermédiaires de l’épiderme. Elles provoquent une réaction d’alerte sur la peau. Ce sont en quelque sorte des sentinelles de l’immunité. Ces cellules présentatrices d’antigènes capturent les substances étrangères qui pénètrent dans la peau et les transportent jusqu’aux lymphocytes T des ganglions.

Ces cellules de Langerhans sont notamment impliquées dans les réactions d’allergie de contact ou de sensibilisation, mais aussi dans les réactions allergiques en cas de surexposition au soleil.

Ici aussi nous avons travaillé en collaboration, mais cette fois avec l’équipe de Daniel Schmitt, directeur d’unité à l’INSERM à Lyon. Dans la peau, les cellules de Langerhans sont difficiles à extraire et elles ne prolifèrent pas in vitro. Nous avons donc utilisé les précurseurs de ces cellules, qui se trouvent dans le sang du cordon ombilical (les CD34+). On les a introduites dans un épiderme reconstruit et on s’est aperçu que ces précurseurs prenaient vraiment l’aspect des cellules de Langerhans d’un épiderme normal. Elles sont dendritiques, elles ont les mêmes marqueurs reconnus par des anticorps que les cellules de Langerhans normales et elles ont aussi une fonctionnalité qui est très proche. Elles étaient bien fonctionnelles, puisqu’elles réagissaient à l’application d’allergènes à la surface de l’épiderme reconstruit.

Obtenir des épidermes reconstruits immunosensibles était un travail qui n’avait jamais été fait. Avec mon collègue Rainer Schmidt, nous avons été les premiers à montrer que c’était possible. Ce modèle ouvrait des perspectives très intéressantes pour étudier les premières étapes des réactions de l’allergie de contact.

En outre, les épidermes reconstruits pigmentés contenant des cellules de Langerhans offraient un modèle performant pour étudier l’immuno-pharmaco-toxicologie ainsi que les interactions cellulaires. La publication de ces travaux a d’ailleurs été saluée par la communauté scientifique et nous a valu la couverture du Journal of Investigative Dermatology.

Quels enseignements tirez-vous de cette longue aventure ?

Qu’on était bons ! Mais surtout c’est un travail d’équipes, aussi bien celles des hôpitaux pour les brûlés que celles des laboratoires. Chacun apportait son expertise, confrontait des hypothèses... Ces travaux ont permis de limiter les tests sur les animaux dans les laboratoires en les remplaçant par des tests in vitro.

Nous avons été parmi les premiers à travailler sur les cellules souches, les précurseurs des cellules de Langerhans. Mais ce n’était qu’un début. On pourrait dire qu’on a ouvert la porte de certains domaines. Il y a encore tant de progrès à faire... à partir des cellules souches épidermiques justement. Ou encore dans le domaine de la bioimpression 3D, cela donne plein d’espoirs. J’aurais aimé pouvoir travailler sur ces bioimprimantes !

Marcelle Régnier
Née à Lyon en 1943, Marcelle Régnier a soutenu sa thèse en Sciences de la Nature à l’Université de Lyon en 1975.
Elle a travaillé pendant 10 ans comme chercheuse en biologie au Centre International de Recherche Dermatologique à Sophia Antipolis avant d’intégrer le département des Sciences du Vivant de L’Oréal en 1992 comme ingénieur de recherche. Responsable dans l’équipe de Rainer Schmidt, pendant plus de 15 ans, de l’Unité Épiderme : Protection et Défense, elle figure parmi les pionniers dans la reconstruction de la peau in vitro.
Elle est aussi l’auteur de publications autour de l’utilisation et la mise en place de modèles in vitro dans les études de la modulation de la pigmentation et la sensibilisation cutanée.