Le corps des femmes et l'injonction à la minceur

Le jugement que l’on porte à l’égard du corps des femmes depuis des siècles est avant tout une question de regard, d’abord envers soi-même, puis envers les autres. Ce jugement contribue à la construction de la femme, comme l’explique Nathalie Duval : «Les différents intervenants dans la vie d’une femme, que ce soient les hommes en général ou en particulier les hommes de sa famille, avec le regard du père et/ou celui du frère, peuvent aussi bien la valoriser que la dévaloriser. La petite fille devenue grande peut ainsi retenir des phrases blessantes ou, au contraire, des phrases aimantes qui auront un effet durable sur la relation qu’elle établit avec son propre corps. Ceci rejoint la notion d’es-time de soi, de bien-être et de mise en relation avec tous les acteurs familiaux et sociétaux».

Le regard porté à travers l'art

Longtemps, la représentation du corps féminin était celle proposée par les peintres. «Il y a toujours eu une comparaison entre le corps réel des femmes, ce qu’elles sont par la nature, et la représentation qu’on en donne. Les peintres au XIXème siècle étaient majoritairement des hommes. On voit au travers de leurs tableaux qu’ils aimaient les courbes, les corps pulpeux. Les peintres représentaient d’abord les femmes sous forme de nus, de personnages mythologiques, à commencer par Vénus, la déesse de la beauté. On le voit sur le tableau d’Alexandre Cabanel, datant de 1863. À l’époque, ce tableau avait fait scandale, non pas à cause de la nudité de la femme ainsi représentée, mais de son re-gard de séductrice qu’elle plante droit dans les yeux du spectateur. On y voit les formes amples, les courbes, les contre-courbes, une taille fine avec des hanches très généreuses. Le corps est lisse et ne porte aucun poil. C’est une femme irréelle» détaille l’historienne.

Du tableau à la carte postale

En 1900, on passe du support du tableau à la carte postale comme l’explique Nathalie Duval : «On le voit ici, c’est une femme, toujours nue, qui ressemble à la Vénus de Cabanel, mais elle n’est pas provocante. C’est une carte postale érotique et non pas pornographique car la femme détourne son regard. On est dans l’histoire du regard : la femme se laisse contempler. Cette passivité de la femme était même définie par la législation».

Une injonction à la maîtrise de son corps

L’injonction à la minceur ne date pas du XIXème siècle, elle est plus récente ; elle date de l’entre-deux-guerres et plus particulièrement des années 1930. Cependant, tout au long du XIXème siècle jusqu’au début du XXème siècle, les femmes recevaient déjà un message contradictoire : être à la fois pulpeuse et mince, ce qu’explique Nathalie Duval : «On ne pesait pas la femme. On mesurait la poitrine, la taille, mais on ne s’occu-pait pas du bas, à savoir les jambes et les hanches puisqu’elles étaient masquées par la jupe. Il s’agissait de répondre à certains critères qui correspondaient aux canons de la beauté sans qu’il fût pour autant question de minceur.

Maîtriser son corps et donc sa nourriture

En revanche, l’idée que la femme soit capable de maîtriser son corps était déjà là, dans la mesure où, à cette époque, le fait d’aimer manger était mal considéré, la gourmandise étant associée à un péché. Une femme qui maîtrisait son rapport à la nourriture était considérée comme une femme distinguée, qui savait se tenir, qui maîtrisait ainsi sa taille et aussi sa poitrine».

En effet, les petites poitrines étaient appréciées, ainsi qu’une taille fine : ce sont ces parties du corps féminin qui étaient associées à l’élégance. Les hanches larges aussi étaient appréciées parce qu’elles étaient associées à la fertilité. D’après Nathalie Duval : «La séduction était réservée aux femmes de mauvaise vie ou aux courtisanes. Maîtriser son rapport à l’alimentation, c’était manifester un comportement moral imprégné de christianisme, celui d’une femme non-pécheresse qui fait le choix de s’inspirer de Marie plutôt que d’Eve».

Une vie sous injonction masculine

Jusqu’au XIXème siècle, les femmes n’existaient que par rapport aux hommes et non pas pour elles-mêmes. Même les philo-sophes des Lumières, qui ont précédé la Révolution française, et qu’on aurait pu considérer avant-gardistes, minimisaient la place des femmes dans la société. «Dans un article de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, la femme est définie comme étant «la femelle de l’homme». Cette représentation de la femme se retrouvait également dans le Code Civil, tel que défini par Napoléon Bonaparte en 1804 : la femme restait une mineure perpétuelle qui, par son mariage, passait de la tutelle de son père à celle de son mari, à qui elle devait obéissance. Cette obéissance à son mari est ainsi stipulée de 1804 jusqu’en 1932, année de suppression de ce fameux article 213 qui a longtemps placé la femme française dans un rôle de su-bordonnée par rapport à l’homme» détaille la spécialiste.

Le rôle de l'industrie du luxe

L’influence de la «Première Dame de France»

La femme qui était soumise au regard masculin se voyait associée à différentes silhouettes correspondantes aux régimes politiques qui se sont succédé, et qui, pour chacun d’entre eux, se distinguait par une tenue vestimentaire particulière. La silhouette féminine a ainsi évolué en phase avec les étapes de l’industrie textile. «L’Impératrice Eugénie, épouse de Napoléon III, s’est imposée comme l’icône qui lançait les modes, en France et en dehors de la France. Dans le sillage de la reine Marie-Antoinette, elle a d’abord mis à l’honneur les jupes très amples et larges puis, sous l’influence du couturier britannique Jacques Frederick Worth, les tenues sont devenues moins volumineuses. Eugénie de Montijo est la souveraine qui aura incontestablement fait de la France le pays de la mode et de la beauté» détaille l’historienne.

Le pouvoir de la mode

Au début du XXème siècle, la taille fine était toujours l’un des principaux canons de beauté, sinon le principal ! Obtenir une taille la plus fine possible justifiait le port du corset qui, de fait, déformait le corps féminin. «Après 1900, on est passé au «corset droit devant» qui a projeté la poitrine vers l’avant, accentué le creux des reins et aplatit le ventre. Ce fut alors l’apparition d’une autre silhouette qui blessait plus encore le corps des femmes, certaines étaient même sujettes aux malaises.» Ainsi, les femmes ont toujours ainsi été prisonnières de leur propre corps. C’est particulièrement au moment de la Belle Époque, au tournant des XIXème et XXème siècles que la minceur et la silhouette sont devenus synonymes de beauté. «Certains couturiers se sont mis à supprimer le corset tel Paul Poiret. La mode a commencé à respecter le corps naturel de la femme. Mais cela était encore réservé à une élite» poursuit la spécialiste.

La guerre a tout changé !

La guerre a été un choc et a eu un effet durable sur les mentalités, selon Nathalie Duval : «Les hommes étant partis au front, les femmes ont pris des décisions et fait le travail à leur place. Les femmes se sont approprié le costume masculin comme la veste qui a été pourvue de poches et, par commodité, leurs jupes ont été raccourcies. Désormais, les femmes portaient une tenue qui leur permettait de marcher et de bouger. La mode a ainsi renvoyé l’image d’une femme qui maîtrisait davantage sa tenue dans la mesure où elle l’avait choisie pour agir et aider tout un pays tourné vers la guerre». 

Le rôle des grands magasins

Dans les années 30, grâce à l’in-dustrialisation textile, la démocratisation de la mode s’est faite avec la fabrication en quantité et la vente en masse dans les grands magasins comme Le Printemps, Les Galeries Lafayette ou encore Le Bon Marché. On renouvelait les modes et on lançait des tendances. On était dans un modèle de femme mince. Toutes les femmes, que ce soient celles de la bonne société ou bien celles du peuple, avaient envie de participer à cette nouvelle ère de la beauté.

Et parce que le corps était exposé davantage, on voulait le maîtriser davantage.

Le mythe de la parisienne

Le prêt-à-porter émerge dans les années 50. Après les années de restriction et de rationnement de la guerre, les corps avaient maigri. Christian Dior s’est inspiré du corps tel que celui-ci avait été idéalisé à la Belle Époque. «Cela a contribué à diffuser, aux États-Unis notamment, l’image d’une femme française qui maîtrise sa silhouette. L’injonction à la minceur en France est associée à un modèle, celui de la Parisienne ! La Parisienne n’est pas un type physique, c’est une silhouette, une silhouette très mince. La Parisienne bouge et virevolte ; elle est vive ; c’est une allure !» explique Nathalie D. Donc, toute l’industrie de la mode, du luxe ou encore de la cosmétique, va aller en ce sens pour représenter cette silhouette idéale que les femmes à travers le monde vont vouloir copier.

Le marché de la beauté

C’est dans les années 1930 que les premiers instituts de beauté apparaissent aux États-Unis avec Revlon, première marque fabricante de vernis à ongles. La démocratisation des produits de beauté et notamment des colorations pour cheveux a été promue par les comédiennes de cinéma muet. Le maquillage n’est plus associé à la vulgarité ni à la prostitution. C’était l’objectif poursuivi par les industriels de la cosmétique. «Il s’agissait de créer ce besoin chez les clientes, de leur donner envie de s’embellir. C’est d’un côté quelque chose de très positif que de permettre aux femmes de se sentir belles ! Mais l’inconvénient est que, à cause de ce marché et des messages qui culpabilisent, cela a mis en souffrance les femmes puisque le but était de créer le besoin d’acheter des produits pour corriger leurs supposés défauts. La femme s’est donc à nouveau retrouvée prisonnière» poursuit Nathalie Duval.

Le prêt-à-porter

À la suite à la Seconde Guerre mondiale, les femmes mangent mieux et reprennent du poids. «Les mannequins dans les magasins ont suivi cette tendance des femmes qui étaient de plus en plus charnues, mais toujours avec cette injonction de garder la taille fine. Il y avait toujours ce contraste entre une poitrine volumineuse et une taille de guêpe qui étaient exposées aussi dans les magazines. Tout au niveau économique convergeait vers cette injonction à la minceur» analyse l’experte.

L’apparition du corps musclé

«Dans le film de Roger Vadim, Et Dieu créa la femme, datant de 1956, Brigitte Bardot était mince et musclée. On est passé du potelé, du gras situé sur certaines parties du corps à un corps gainé et musclé de l’intérieur. On est passé également du corset qui structure la silhouette par l’extérieur à une femme qui était gainée par sa propre musculature. Brigitte Bardot a libéré le corps des femmes qui s’exposaient ainsi sans complexe. Elle assumait sa nudité et son pouvoir de séduction. C’est pourquoi elle a eu ce succès international» détaille la spécialiste.

Une influence sportive

Un véritable tournant s’opère dans les années 1950. Cela est dû à l’influence de la mode mais aussi des médecins, commente Nathalie Duval : «Ils expliquaient que le muscle était bénéfique pour la santé des femmes. Jeanne Lanvin a fait fortune car elle avait compris que toute une catégorie sociale avait besoin de vêtements à la mode pour pratiquer de nombreux et différents sports.»

Les corps se dénudent  

et les complexes apparaissent Grâce à l’apparition des congés payés en 1936, les ouvriers et salariés, eux aussi, ont eu le temps de se reposer et de pratiquer du sport. Les femmes ont voulu dénuder leur corps et c’est là que les premiers complexes sont apparus selon la spécialiste. «Les femmes se comparaient les unes aux autres en étant davantage exposées au regard des hommes. Le muscle qui était associé à la force, à la virilité et donc à l’homme devenait un objectif pour les femmes qui voulaient maîtriser le gainage de leur corps.»

La minceur associée au pouvoir

Le pèse-personne est arrivé dans les années 60 dans les foyers. Les médecins ont de plus en plus alerté sur la maîtrise de son poids, qui était synonyme de la maîtrise de soi, notion «associée à ceux qui maîtrisent la société, à savoir les cadres et les élites. La minceur est associée au pouvoir. Si on est capable de maîtriser son poids, on est capable de prendre des décisions. L’exemple récent de François Hollande est souvent cité par les sociologues, ce dernier ayant maigri pendant sa campagne présidentielle. C’était une sorte de message subliminal» analyse l’historienne.

Les dérives de l'injonction à la minceur

«Dans les années 80, de nombreuses femmes se sont rendues chez des médecins qui, complices de cette injonction à la minceur qui générait un marché lucratif, leur ont prescrit des médicaments qui ont eu pour effet de mettre leur santé en danger» explique l’historienne. Des femmes ont ainsi suivi des régimes alimentaires tels que ceux de Cohen ou Dukan.

Les réseaux sociaux et les soeurs Kardashian

«Les corps qui sont affichés, notamment sur les réseaux sociaux, ne sont pas réels. On retrouve le modèle des sœurs Kardashian, dont les corps ont été totalement reconstruits par la chirurgie esthétique. Ils ne sont pas naturels, ne correspondent pas à un vrai corps. Des études réalisées notamment par le sémioticien Luca Marchetti au sujet des sœurs Kardashian montrent comment, dans un même corps, sont associés des éléments relevant de différentes silhouettes, africaine avec le fessier surdéveloppé, européenne avec une taille très fine, asiatique avec les yeux très en amande. C’est un corps d’une beauté universelle mais tota-lement artificiel ! Le problème est que pour les jeunes filles qui découvrent leur corps en train de se transformer, les sœurs Kardashian deviennent des modèles qu’elles cherchent à imiter. De même, toutes les applications qui permettent de corriger l’apparence sur les réseaux sociaux influencent les jeunes femmes et hommes qui ont une relation avec leur corps ainsi totalement déformée par rapport à la réalité» détaille Nathalie Duval.

Les esthéticiennes peuvent agir

Selon Nathalie Duval, les esthéticiennes jouent un rôle essentiel dans la (re)construction de la perception que leurs clientes ont de leur corps. Ce sont les interlocutrices privilégiées pour leur (ré) apprendre à établir une bonne relation avec leur corps : «Les professionnelles de la beauté doivent véritablement se positionner comme des accompagnatrices pour permettre aux femmes de changer le regard qu’elles portent sur leur corps. Elles doivent se positionner en tant que force de proposition. Il ne suffit plus de proposer des techniques et des technologies. Ce que recherchent les femmes aujourd’hui, c’est être accompagnées. Plus que des techniciennes, il est temps que les esthéticiennes soient des accompagnatrices qui auront été familiarisées à des notions de psychologie, de sociologie et de diététique pendant leurs années de formation. Ainsi, elles pourront mieux appréhender les changements sociétaux complexes auxquels nous sommes confrontés et donc mieux répondre aux besoins de leurs clientes qui ont tant besoin d’être rassurées sur leur image, d’être réconciliées avec leur corps et surtout d’être correctement informées afin de savoir, avec discernement, cultiver l’estime de soi à toutes les étapes de leur vie».