Après les «fake news», les «fake» cosmétiques bio ?

De la cosmétique «aux plantes» aux cosmétiques certifiés

Par définition, pendant des siècles, la cosmétique fut naturelle : dans toutes les civilisations, les préparations (pour ne pas dire «formulations», terme ici inadapté) furent élaborées à partir de minéraux (argile, oxydes de fer, de zinc ou de titane, pierres semi-précieuses, etc.), de plantes (huiles, huiles essentielles, extraits de feuilles, de fleurs, de racines…), de substances animales (crête de coq, graisse de boeuf ou de porc, extraits de placenta ou d’embryons, miel, lait, crème, poudre de soie, sérum de cheval, musc dans les parfums… plus tard collagène, élastine, kératine, acides aminés, cochenille, etc. ainsi que - il y a bien longtemps heureusement - urine, sang, corne pilée, fiente d’oiseau, bile de boeuf et autres «joyeusetés» de ce genre…).

Plus tard, la chimie industrielle apporta, il serait malhonnête de le nier, des améliorations technologiques, dont la régularité de la qualité des ingrédients et de leurs propriétés. De façon globale, après une longue période d’empirisme et d’emploi de produits traditionnels, la science apporta beaucoup à la cosmétique, entre connaissances des mécanismes biologiques au niveau le plus fin (cellulaire voire moléculaire) et objectivation qualitative des formules (efficacité et innocuité).

Mais, par définition, «la science avance». Et on s’est rendu compte qu’au-delà de l’interdiction –qui s’est imposée en général sans souci- de produits et/ou d’ingrédients «visiblement» peu recommandables en raison de leurs effets toxiques, irritants ou allergènes à court ou moyen terme, il fallait aussi avoir une vision sur les possibles effets à plus long terme.

Aujourd’hui, en plus de la toxicité au sens strict (effet de «poison», pour simplifier à l’extrême) à court, moyen ou long terme, on connaît de mieux en mieux les effets cancérogènes (favorisant l’apparition d’un cancer), cancérigènes (favorisant le développement d’un cancer), mutagènes (provoquant une mutation au niveau de la molécule d’ADN), tératogènes (ce n’est pas l’ADN qui est modifié mais son fonctionnement : souvent, une substance mutagène est tératogène, mais une substance tératogène n’est pas forcément mutagène) et reprotoxiques (substances pouvant altérer la fertilité de l’homme ou de la femme, ou altérer le développement de l’enfant à naître : avortement spontané, malformation…).

De nos jours, l’Union Européenne prévoit une évaluation de toutes les substances chimiques (pas seulement celles utilisées en cosmétique) et un éventuel classement en substance dite CMR (pour Cancérogène/cancérigène, Mutagène, Reprotoxique), avec 3 niveaux : 1A (avéré), 1B (supposé), 2 (suspecté).

Face à cette évolution des connaissances et aux craintes des consommateurs -parfois réelles, parfois il est vrai exagérées ou mal comprises– on a vu apparaître de plus en plus de marques de «cosmétique naturelle» ou de «cosmétique végétale» (les ingrédients végétaux étant considérés comme plus sûrs, ce qui d’ailleurs n’est pas une vérité absolue), il y a déjà plusieurs dizaines d’années.

Au départ, très souvent, la base restait cependant très «pétrolière», à grand renfort de silicones et autres huiles minérales, sans parler des conservateurs synthétiques. Mais les actifs étaient principalement d’origine végétale et les «cosmétiques aux plantes» séduisaient, même si l’appellation «cosmétique naturelle» était de toute évidence exagérée, pour ne pas dire parfois trompeuse.

Puis vinrent les premiers cahiers des charges (alias référentiels) excluant tout emploi d’ingrédients synthétiques (Neuform en Allemagne, dès les années 50) puis préconisant ou rendant obligatoire, en plus, l’utilisation d’ingrédients issus de l’agriculture biologique : Nature & Progrès (France 1998), BDIH (Allemagne 2001), Cosmébio (France 2002), Ecogarantie (Belgique 2005), etc. Puis, avec l’augmentation du marché et l’arrivée d’un nombre croissant de fabricants et de distributeurs internationaux, arrivèrent les référentiels supra-nationaux : NaTrue en 2006 et Cosmos en 2011 (mais entré en vigueur en 2017).

Avec ces cahiers des charges, plus aucune ambiguïté : la vraie cosmétique naturelle exclut l’emploi des ingrédients issus de la chimie du pétrole, dont les huiles minérales et les silicones, interdit aussi les ingrédients issus d’animaux morts, les OGM, les micro-plastiques, les parfums et les conservateurs de synthèse, privilégie les actifs végétaux, majoritairement bio, développe des filières équitables pour les matières premières, s’oppose à la bio-piraterie (pillage des savoir-faire autochtones), encourage l’utilisation d’emballages recyclés et recyclables, d’encres végétales, de sources d’énergies renouvelables, bannit depuis l’origine les tests sur animaux (la vente de cosmétiques testés sur animaux étant maintenant totalement interdite en Europe depuis 2013), etc.

Cette «vraie» cosmétique naturelle ne se limite donc pas à du «sans ceci, sans cela» : elle traduit une véritable éthique scientifique, sociale et écologique.

Une croissance qui fait des envieux…

Si elle ne représente encore qu’un marché de niche (entre 5 et 10% du marché global de la cosmétique), la cosmétique bio affiche dans le monde un taux de croissance annuel qui est de l’ordre de 10%, alors que la cosmétique conventionnelle ne croît quasiment plus. Le marché bio attire donc les convoitises des grands groupes industriels qui n’ont cependant pas le même «ADN» que les marques bio pionnières. L’intérêt de ces grands groupes est surtout, de toute évidence, purement commercial. Se plier aux exigences des cahiers des charges pour leurs marques habituelles leur pose problème : ces référentiels traduisent une culture qui ne leur est pas… naturelle et sont surtout en contradiction avec les techniques qu’ils continuent à appliquer par ailleurs.

La solution trouvée par l’industrie cosmétique ? Par exemple acquérir des savoir-faire externes en rachetant des marques bio pionnières, comme en témoigne l’acquisition par le groupe L’Oréal, courant 2018, de la société allemande Logocos (née en 1978), connue en France pour ses marques Logona et Santé Naturkosmetik. En 2006, L’Oréal avait déjà racheté la marque bio française Sanoflore, mais au succès bien moindre que Logocos. En 2010, le groupe Clarins avait fait de même en rachetant Kibio… qui fut totalement arrêtée début 2013, faute de succès, la marque n’ayant entre autres pas convaincu la clientèle bio en raison de son appartenance à Clarins.

Certes, parmi les façons de prendre part à cette croissance figure aussi la création ex nihilo de marques dûment certifiées (comme, pour garder l’exemple du groupe L’Oréal, le lancement à l’automne 2018 de sa marque La Provençale Bio destinée au circuit de la grande distribution, certifiée Cosmébio/Cosmos). Mais les grandes entreprises de la cosmétique conventionnelle ont par ailleurs imaginé une autre façon de prendre une part de ce marché sans avoir à se plier aux hautes exigences de la Bio historique : «redéfinir» à sa façon la cosmétique bio. C’est ce qu’ont fait les grands groupes en s’investissant dans la création de la norme ISO 16128, née de travaux lancés à partir de 2009 à l’initiative du Colipa. Qui est le Colipa ? Née en 1962, renommée depuis 2012 Cosmetics Europe, cette association européenne regroupe notamment les grands fabricants de cosmétique conventionnelle : Bayer, Beiersdorf, Colgate- Palmolive, Estée Lauder, Henkel, Johnson et Johnson, LVMH, L’Oréal, Unilever, etc.

Dans le numéro 710 (janvier 2018) des Nouvelles Esthétiques, nous avons souligné tout le risque que représentait cette norme, à savoir rendre possible, en toute légalité, la mise sur le marché de produits allégués comme étant «naturels et bio», mais avec des exigences revues à la baisse, bien loin de l’éthique des marques pionnières certifiées.

Fin février 2018, Cosmébio, l’association française de la cosmétique bio, a fait savoir que les premiers produits se revendiquant d’origine naturelle selon cette norme ISO 16128 venaient d’arriver en rayon, donnant un exemple concret, par une marque conventionnelle, d’une allégation marketing autorisée par cette norme : «Formulée dans une démarche respectueuse de la peau, cette crème est composée à 88% d’ingrédients d’origine naturelle», pourcentage calculé «sur la base de la norme ISO 16128».

Il faut cependant rappeler que le terme «ingrédients d’origine naturelle selon la norme ISO 16128» recouvre en fait à la fois des «ingrédients naturels» et des «ingrédients dérivés de matériaux naturels», ces derniers étant des ingrédients avec une proportion d’origine naturelle supérieure à 50%, ce qui signifie que le reste n’est donc pas d’origine naturelle. Mais surtout, dans cette formule décryptée par Cosmébio, les 12% (100% moins 88%) d’ingrédients restants sont clairement d’origine synthétique. La liste INCI du produit révèle en effet une quinzaine d’ingrédients controversés non autorisés par les labels de cosmétique bio, à savoir, dans l’ordre décroissant d’importance : PEG-100, vinyl dimethicone/methicone silsesquioxane crosspolymer, decyloxazolidinone, phenoxyethanol, dimethicone, carbomer, sodium polyacrylate, tromethamine, polyvinyl alcohol, PEG-7 glyceryl cocoate, BHT, polyquaternium-7, ethylhexylglycerin, methylsilanol tri-PEG-8 glyceryl cocoate.

Sans aucune ambiguïté, un tel produit (qui contient entre autres plusieurs types de silicones et de polyéthylèneglycols) n’est pas vraiment en phase avec les attentes des consommateurs voulant privilégier l’utilisation de cosmétiques naturels.

Dans le numéro 710 (janvier 2018) des Nouvelles Esthétiques, nous avons souligné tout le risque que représente la norme ISO 16128

«Inspiré» ou «Proche du naturel» !

En soi, ce type de produits fait bien plus partie de ce que l’on qualifie depuis des années de «proche du naturel» ou de «inspiré du naturel», «nature inspired» pour les anglophones et «naturnah» pour les germanophones. «Bio», «Naturel», «Inspiré du naturel»… les consommateurs non avertis ont de quoi s’y perdre. Certes, les cosmétiques conçus sur base de chimie conventionnelle et pour lesquels les ingrédients issus de l’agriculture biologique ne sont pas une condition sine qua non respectent totalement, sans la moindre faille, la réglementation. Mais face à ces consommateurs, de plus en plus nombreux, qui veulent des produits réellement et totalement sur base naturelle, on ne peut que regretter cette confusion.

D’autant plus que la confusion est aussi entretenue par les distributeurs conventionnels, c’est-à-dire les circuits de vente qui n’ont pas fait du bio et du naturel leur raison d’être : grande distribution, parfumerie, pharmacie, parapharmacie, coiffeurs, etc. Ces distributeurs mélangent de plus en plus dans leurs rayons des produits certifiés bio, des produits «inspirés du naturels» et bien entendu des produits dont seuls certains actifs sont naturels mais mis en avant pour «surfer sur la vague».

Fin septembre 2018, nous étions comme chaque année au Naturkosmetik Branchenkongress de Berlin, «le» congrès européen de la cosmétique naturelle et bio. En plus d’assister aux conférences et aux tables rondes d’experts du congrès proprement dit, nous n’avons pas manqué de participer à l’incontournable «trend tour» d’une demi-journée qui permet de découvrir les lieux de la capitale allemande qui font «bouger» la cosmétique en général et bio en particulier. Un aperçu toujours intéressant, l’Allemagne étant, rappelons-le, le premier marché européen pour la cosmétique certifiée, loin devant la France. Qu’y avons-nous vu ? Justement toute l’ambiguïté autour des cosmétiques naturels dans la distribution conventionnelle, qui ne veut pas, elle non plus, manquer de tirer parti des attentes des consommateurs.

C’est notamment le cas du circuit des drogueries. Oubliez ce que signifie ce mot en France, où ce type de magasin a quasiment disparu. En Allemagne, ces milliers de supermarchés en libre-service sont un croisement entre parapharmacies et parfumeries, et même de plus en plus magasins alimentaires. Les leaders sont des chaînes organisées : Rossmann (2.055 magasins fin 2017), dm (1.897 magasins), Müller (534) et le challenger Budnikwosky alias Budni (182). Ces drogueries sont le 1er lieu de vente pour la cosmétique en Allemagne, réalisant par exemple 42% des ventes de cosmétiques certifiés. Mais ces drogueries ne vendent pas que du certifié, loin de là : on y trouve toutes les marques internationales vendues chez nous en grande distribution ou en parfumerie.

Or, en août 2018, Budni, à l’origine entreprise régionale du nord de l’Allemagne, a ouvert son premier magasin à Berlin, qui n’a plus rien à voir avec une droguerie, ressemblant bien plus, en raison de son énorme assortiment alimentaire (y compris du frais) à un supermarché bio. À l’instar des grandes chaînes de supermarché bio allemands (Denn’s Biomarkt, Alnatura, Bio Company…) le rayon cosmétique naturelle est très impressionnant chez Budni, le problème étant que celui-ci mélange sans scrupule marques certifiées et marques «inspirées de la nature» (Naturnahe Kosmetik, soit cosmétique proche du naturel) contenant des ingrédients refusés par les cahiers des charges bio. De quoi entretenir effectivement largement la confusion auprès des consommateurs moyennement informés. D’autant plus que dans le rayon (séparé) des cosmétiques conventionnels, on pouvait voir les premiers cosmétiques d’une marque internationale de détergence bien connue, à savoir Frosch (Rainett en France), avec une composition interdisant d’évidence toute certification mais affichant, c’est inédit, la mention Naturnahe Kosmetik qui ne serait probablement pas acceptée chez nous en France.

Plus édifiant encore, Zalando - la très connue société de vente en ligne de vêtements et de chaussures (CA 4,5 Mrd € en 2017), vient d’ouvrir sa première boutique «en dur» de Berlin, que nous avons également visitée. Mais pas de produits de mode : uniquement de la cosmétique, avec un assortiment, relativement séparé dans le magasin, de conventionnel, de «proche du naturel» et de produits certifiés (essentiellement des marques de niche), le tout dans un environnement des plus luxueux. Le naturel (ou presque…) représente une part assez importante du magasin, entretenant là aussi le mélange des genres pour toucher le plus grand nombre possible de clients attirés par le bio… et les détourner du circuit «historique» que sont en Allemagne les magasins bio et diététiques (Bioläden et Reformhäuser), sans oublier les leaders de la droguerie.

«Bio», «Naturel», «Inspiré du naturel» : les consommateurs non avertis ont de quoi s’y perdre

Exigez l’original !

Avouons-le : notre titre parlant de «fake bio» est volontairement provocateur. Mais aujourd’hui, force est de constater que beaucoup de consommateurs ne font donc pas encore vraiment la différence entre le bio authentiquement certifié et le «proche du naturel» ou «partiellement bio» du type de celui «officialisé» par la norme ISO 16128.

Libre à chacun et chacune de faire le choix de préférer la cosmétique bio, quelles qu’en soient les raisons : inquiétudes pour sa santé personnelle, pour l’écologie et pour l’environnement, préservation des ressources naturelles et développement durable, souci d’un commerce équitable et solidaire…

Mais si un consommateur a fait ce choix –et nous sommes persuadés que plus le temps passera, plus les consommateurs seront mieux informés et donc exigeants– il a droit à une transparence totale, pas à des «semi-vérités».

Dans le développement d’une beauté plus sûre, minimisant les risques dans un environnement qui apparaît de plus en plus comme étant source de problèmes potentiels, les esthéticiennes ont un rôle important à jouer en tant que professionnelles. Ce rôle s’exprime entre autres par le choix qu’elles font des produits qu’elles utilisent. Dans ce marché grandissant -lentement certes mais sans le moindre doute inexorablement– proposer des soins naturels doit se faire via une démarche authentique, ne se contentant pas «d’à peu près». Au risque sinon de décevoir la clientèle, qui peut être en droit d’estimer avoir été trompée sur ses attentes.

C’est pourquoi, en matière de cosmétiques naturels, si l’esthéticienne a fait ce choix, elle se doit «d’exiger l’original» : à ce jour, les cahiers des charges «historiques» de la bio sont les seuls à offrir de réelles garanties, avec des pourcentages minimums d’ingrédients bio, des listes négatives d’ingrédients interdits et bien d’autres choses encore. Peu importe qu’il s’agisse de Cosmos (qui regroupe aujourd’hui Cosmébio, le BDIH, la Soil Association…), de NaTrue, de Nature & Progrès ou de Demeter, pour ne parler que de certifications nées en Europe : l’important est de faire le choix des marques qui vont au bout de la démarche et ne la font pas qu’en partie. Ce sont celles-ci qui représentent la «vraie bio» qui est celle qu’exigeront de plus en plus de personnes dans l’avenir.